Le saviez-vous ? Les jeux de sociétés ont été chroniqués par Jean-Patrick Manchette dans Métal Hurlant, entre 1978 et 1980, sous le pseudonyme de GENERAL BARON STAFF.

Voici sa première chronique, parue dans Métal Hurlant n° 34, en octobre 1978. Il manque la première ligne, ainsi que quelques mots dans le troisième paragraphe (le massicot aussi est joueur), mais ça reste savoureux. A déguster et à comparer à la situation actuelle des jeux dans la grande distribution.

PLAY IT AGAIN DUPONT


[…] voilà donc cette chronique légitimée imparablement. Elle est au reste une occasion de crier une fois de plus, toujours avec le même plaisir : « A bas la France ! » La situation des jeux en France est misérable. Nous pourrions le démontrer par des statistiques (80 % des jeux de société achetés en France se répartissent entre seulement huit jeux différents). Nous préférons le démontrer d'une manière plus lugubre: en examinant le catalogue automne-hiver 78-79 de la Redoute de Roubaix.

Ce catalogue veut manifestement offrir à l'achat par correspondance tout ce qui est nécessaire à la vie. Et, sur 931 pages, il ne propose que quatre pages de jeux. A peine autant d'espace que pour les accessoires pour chiottes, trois fois moins que pour les gaines amincissantes...

Dans ces quatre pages, passons sur le football de table et le billard électrique idem (51 x 27). Passons sur les coffrets familiaux bourrés de cartes, de jetons et de petits tapis, et qui permettent de s'adonner au trictrac, à la roulette et à des dizaines d'autres choses pas toujours ennuyeuses, mais pas nouvelles non plus. Passons sur les jeux venus de la télévision (LE MOT LE PLUS LONG, etc), […]. Passons enfin (provisoirement) sur les classiques anciens ou récents, plaisants ou sots (Echecs, Monopoly, Scrabble, Mille Bornes, Cluedo). Passons même sur PIEGES, dont nous devons avouer que nous ignorons tout, à notre grand dam.

Restent douze jeux en boîte. Eliminons ce qui est directement et abjectement éducatif: LE VOYAGE EN FRANCE qui « permet de connaître la France touristique et culturelle», dit le catalogue (Pouah ! dirons nous) ; le sinistre ELECTRO, où il faut répondre à 1176 questions stupides d'histoire et géographie en enfonçant des fiches dans des trous (si la réponse est bonne, un lumignon brille ; misère !) ; L'AUTOROUTE, qui veut ancrer dans les chères têtes blondes le goût de l'argent, du mariage et des véhicules à essence.

Accordons un instant d'attention éberluée à la BONNE PAYE: « la vie de tous les jours dans un contexte où foisonnent l'humour et la drôlerie. Coups de chance, factures, prêts, rappels d'impôts ... ». Voilà qui est hilarant, en vérité.

Avec RISK, perfectionnement discutable de la CONQUETE DU MONDE ça devient moins lugubre quoique plus militaire. RISK est un kriegspiel réduit à sa plus simple expression. Sur une carte du monde divisée en territoires, des unités militaires bougent, et s'affrontent à coups de dés. C'est rudimentaire, mais ce peut être opportunément compliqué par l'adjonction de vos propres variantes. Des modifications minimes peuvent changer entièrement la physionomie de la chose. Songer par exemple qu'il suffit de donner l'avantage à l'attaque et non à la défense, dans le cas de lancers de dés de valeur, pour engendrer une stratégie inverse, guerre éclair au lieu de guerre d'usure. Variez donc. Diversifiez vos unités. Ajoutez des bateaux, des avions, des missiles, des épidémies, des catastrophes naturelles, des poutches. Prenez de l'aspirine. RISK est potable. Il est cependant mesquin que l'unique kriegspiel proposé par la Redoute de Roubaix nous permette au mieux de devenir le maître du monde, avec un rire dément, quand il y a déjà sur le marché anglo-saxon une douzaine de jeux où l'on peut se farcir des galaxies entières (on en recausera).

TOUCHE COULE COMPUTER (il semble que ça s'appelle ainsi) est un jeu débile et réjouissant. Ce n'est rien d'autre qu'une brave bataille navale, mais l'adjonction d'un dispositif électrique le rend particulièrement indiqué pour les insomniaques muets. D'une part, en effet, les adversaires n'ont plus besoin de se parler, il leur suffit d'enfoncer des fiches. D'autre part la machine imite le sifflement des projectiles et, en cas de coup au but, le fracas des explosions (font défaut cependant les cris horribles des chauffeurs ébouillantés). C'est donc vers trois heures du matin qu'il convient de jouer à ça dans votre h.l.m. La destruction de la flotte ennemie s'accompagnera du surgissement des voisins en fureur et en chemise. Couvrez-les aussitôt de mazout, ils figureront les naufragés.

Le gadget silencieux du TRIANGLE DU DIABLE ne présente en revanche aucun intérêt. Dissimulé dans un nuage en plastique qui a l'aspect d'une bouse et un goût insipide, il s'agit d'un aimant qui fait disparaître les navires qui passent à sa portée au cours de trajets à but commercial. Fabriquer avec le triangle des Bermudes un jeu si dénué de poésie et de fantastique, c'est vil.

D'autres fabricants ne recourent même pas aux effets sonores ni aux aimants pour fourguer cher des jeux qui n'ont jamais requis d'autre matériel que deux crayons et du papier. Ils se contentent de les plastifier. Ainsi de PUISSANCE 4 qui n'est, pour 54 francs, qu'un jeu de morpion, de COGGLE et BOGGLE (29 francs chaque) où il faut faire des listes de mots à partir de lettres tirées au sort, et qui ne sont donc que des variantes du « baccalauréat » de notre enfance. Ainsi encore du MASTERMIND qui n'est qu'un « zanzibar » appauvri et plastifié. On sait que le joueur de zanzibar doit découvrir un mot secret en proposant au codeur des mots de même longueur, le codeur lui signalant la présence éventuelle de lettres communes au mot secret et au mot proposé. Le MASTERMIND, c'est la même chose, sauf que les 26 lettres de l'alphabet sont remplacées par six ou huit fiches colorées, selon les versions. (Dans la version la plus évoluée, il est juste de signaler que les 26 lettres de l'alphabet sont remplacées par les 26 lettres de l'alphabet, ce qui est un trait de génie. Reprenez donc un peu d'aspirine). Et tout ça est en plastique gai, et se vend bien depuis qu'il y a sur la boîte la photo d'un cadre supérieur bien vêtu avec une gueule de crétin, et que ça s'appelle MASTERMIND LE CERVEAU, tandis que personne n'en voulait quand ça s'appelait LE PLUS MALIN, il y a quelques années.

Enfin, LOGIC 5, concurrent du MASTERMIND, fonctionne sur le même principe (toujours le zanzibar), mais avec des chiffres, et le codeur est un ordinateur. L'idée paraît bonne, vu que le codeur n'a rien à fiche au zanzibar pendant que le décodeur réfléchit. Mais l'idée n'est pas bonne, car la meilleure part du plaisir, dans les jeux de décodage, vient évidemment de l'humiliation infligée à l'adversaire. Or l'ordinateur de LOGIC 5, trop simple, n'est programmé ni pour ressentir l'humiliation, ni même pour la simuler. L'exemple de TOUCHE COULE COMPUTER prouve pourtant qu'il ne serait pas sorcier d'ajouter un dispositif qui lacherait une bordée d'injures, d'une voix amère, en cas de décodage. En attendant, jouez au zanzibar avec des crayons, du papier et un être humain. C'est moins cher, meilleur, et plus écologique.

Voilà pour les jeux proposés à l'achat par la Redoute. C'est misérable. La situation des jeux en France est misérable. Mais moins que l'an dernier. Les cadres français, anxieux de paraitre intelligents, jouent de plus en plus. Michel Rocard s'est fait photographier devant un jeux de Go. Séchez vos larmes, le bout du tunnel est au coin de la rue. Je descends acheter de l'aspirine, je remonte le mois prochain et on cause de tout ça sans s'énerver.

GENERAL BARON STAFF


[paru dans Métal Hurlant n° 34, octobre 1978 (c) Humanoïdes associés]

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